“Des particules élémentaires” : Réflexion sur la philosophie de MAHIR Center

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25/10/2020
Mamoun Ghallab

 

Des particules élémentaires

L’échange qui a eu lieu jeudi 22 octobre 2020 à l’UM6P entre Taha Balafrej, l’équipe MAHIR Center et les participants de la promotion MAHIR 21 m’a inspiré les quelques lignes qui suivent.

La discussion de jeudi matin m’a rappelé le concept de ”particules élémentaires”. En fouillant dans mes lointains souvenirs de cours de physique (même si j’avoue ne pas avoir été très loin dans l’étude de ce domaine), me revient la définition suivante : Les particules élémentaires sont les plus petits objets physiques constituant la matière et les forces en oeuvre dans l’univers. Ces particules élémentaires sont des éléments qui pourraient paraître insignifiants tant ils sont petits. Toutefois, la façon dont elles sont agencées, et la façon dont elles interagissent entre elles, déterminent fondamentalement les qualités de toute matière.

Des lettres au Savoir

Il en va de même avec les lettres de l’alphabet. Les lettres sont des symboles qui, individuellement, n’ont que peu de valeur mais qui ont été le fondement d’illustres monuments du patrimoine humain. Charles Baudelaire a écrit “Les fleurs du mal” avec 26 lettres de l’alphabet français ; Dante a écrit “La Divine Comédie” avec 21 lettres de l’alphabet italien ; Miguel de Cervantes a donné vie à “Don Quichotte”, ce joyau de la littérature universelle, avec 27 lettres (et 5 diagrammes) de l’espagnol ; Et Al Hariri a écrit “المقامات“ (Les séances) avec les 28 lettres arabes.

La valeur des lettres dépend de la façon avec laquelle une personne a décidé de les articuler, pour former par l’écrit de la matière intellectuelle. La valeur des écrits dépend la place qu’une communauté de personnes a décidé de donner à la connaissance.

A travers les siècles, des bibliothèques entières sont nées de l’articulation de petites particules d’alphabet : la bibliothèque d’Alexandrie, بيت الحكمة (Bayt Al Hikma) à Baghdad, ou encore la bibliothèque de Congrès des Etats Unis d’Amérique à Washington. Ces bibliothèques ont été le fondement de civilisations qui ont dominé leur époque et contribué à l’avancement du savoir.

Ceux qui ont amassé des manuscrits et des livres par centaines de milliers dans les bibliothèques, avaient conscience de contribuer à une oeuvre plus grande que leur personne qui servirait de nombreuses générations. Ces bâtisseurs de Savoir étaient comme des maçons qui, tout en faisant un travail ingrat et répétitif qui consiste à empiler des briques et du ciment, auraient pleinement conscience de participer à construire une ville.

Donner du sens à notre matière individuelle

“ ازداد إنسانًا و مات باقلاً ” … Cet épitaphe rapporté par Salama Moussa, écrivain égyptien de la 1ère moitié du XXème siècle, illustre bien l’idée que nos choix déterminent qui nous sommes.

Mes choix ponctuels et mes actions au quotidien sont mes particules élémentaires. Ces particules isolées ne forment ma matière (ma personne) que grâce au sens global que je décide de leur donner toutes ensemble. “Le sens” est le liant symbolique qui agit à tout instant pour assurer que chaque nouveau choix ou chaque nouvelle action est bien en cohérence avec ma personne, et vient la renforcer et en améliorer la matière.

Certains choix vont indéniablement jouer un rôle plus crucial que d’autres dans la définition de ma personne. L’instant qui voit un de ces choix cruciaux intervenir dans mon parcours gagne généralement le statut de “moment important” et reste gravé de façon plus vive dans ma mémoire.

Ces “moments” sont rares. Certains ne durent que quelques secondes et d’autres peuvent durer plusieurs mois. Il faut savoir les reconnaître pour être sûr de leur donner tout leur sens, pour y mettre suffisamment de ce liant qui consolide notre matière.

L’immersion à MAHIR Center peut être un de ces moments pour nos participants. Une année rapportée à une vie de plusieurs décennies équivaut à peu près à une minute en une heure de temps. Le “moment MAHIR” sera-t-il une minute comme tant d’autres, ou constituera-t-il un de ces précieux moments importants dont l’empreinte renforce les fondations de ceux qui les vivent pleinement ?

Vivre pleinement le “moment MAHIR” nécessite d’avoir de l’endurance pour tenir le cap pendant 10 mois, et surtout d’avoir envie d’explorer de nouvelles sensations. Le propre d’une immersion est d’être une expérience englobante qui altère notre équilibre habituel et nos perceptions. MAHIR Center est logé dans une université mais l’on attend de nos participants qu’ils ne soient pas scolaires. Ils suivent des cours mais doivent apprendre par eux-mêmes. Ils ont l’obligation de délivrer et de produire divers rendus mais ils doivent autoévaluer leurs travaux. Plus encore, des concepts jusqu’alors clairement définis peuvent s’entrelacer et se redéfinir : le “travail” peut se confondre avec le “loisir”, “l’effort” peut devenir “plaisir”, le “temps pour soi” peut être trouvé dans la communauté…

“Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin (..), dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux”

Cet extrait du texte “Sur la lecture”, écrit en 1905 par Marcel Proust en préface de sa traduction de “Sésame et les Lys” de John Ruskin, illustre bien comment l’auteur allait à l’encontre des habitudes communes de son entourage pour se forger de précieux moments de communion avec ses livres. A la façon de Proust, les participants MAHIR sont appelés à repenser leurs habitudes et à réinventer leur usage du temps pour parvenir à tirer le meilleur de leur immersion.

La lecture et l’écriture sont deux habitudes essentielles pour apporter à leur matière des particules élémentaires d’un nouveau type. Bien entendu lire et écrire n’exclut pas la pratique du sport, de la méditation, de la musique ou de divers loisirs. Le dosage dépend des bienfaits tirés de chaque activité et de sa participation à accomplir le sens global que chacun souhaite donner à son année à MAHIR.

Du choix des particules qui forment notre matière collective

Si chaque individu est une matière dont la nature dépend autant de ses fractions élémentaires que du sens qui les unit, la personnalité collective d’une communauté résulte de la capacité des individus à identifier quelles particules élémentaires ils ont en commun et de leur aptitude à écouter avec plus ou moins de finesse les harmonies qui s’en dégagent.

La personnalité collective est une matière perçue et subjective, et le prisme à travers lequel nous l’observons communément a tendance à grossir, de façon sélective, certaines des particules qui la composent et à en occulter d’autres.

En obéissant à l’injonction de Socrate, “Connais-toi toi-même !”, MAHIR Center nous encourage à affiner le regard que nous posons sur nous-mêmes et à observer avec autant d’objectivité que possible les constituants de notre personnalité marocaine collective : Sommes nous plus définis par la musique Gnawa ou par le Tarab Andaloussi ? Par nos héritages anté-islamiques, par ceux de l’âge d’or de l’Islam, ou par ce qui résulte des siècles peu glorieux qui ont suivi ? Le Maroc est aujourd’hui une terre d’Islam, mais que faire de notre patrimoine culturel juif ? Et Saint-Augustin, qui est un de Pères de l’Eglise catholique, qui a vécu au IVème et Vème siècle dans ce qui est aujourd’hui l’Algérie… Lui sommes-nous culturellement redevables d’un quelconque héritage maghrébin ? Ceux qui ont construit les villes de Lixus et Volubilis sont-ils nos ancêtres ou étaient-ils des étrangers sur les terres de nos ancêtres ? Le “Discours décisif” d’Ibn Rochd nous revient-il de droit en héritage car il a été écrit par un arabe Andalou ? Doit-on renier cet héritage du fait que nos ancêtres Marocains eux-mêmes ont renvoyé la dépouille et les livres d’Ibn Rochd vers le nord de la Méditerranée ? Et quand Ibn Rochd, devenu Averroès, a été immortalisé en peinture par Raffaello au Vatican, aux côtés des grands penseurs de “L’École d’Athènes” considérés comme les pères de la Renaissance… L’Europe nous a-t-elle spolié ou rendu hommage ?

Sans chercher à répondre à chacun de ces questionnements historico-culturels, je me contenterai de citer Amine Mâalouf dans son essai de réflexion intitulé “Identités meurtrières” : “L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées.” Et j’ajouterais aussi : “Je fouille ma mémoire pour débusquer le plus grand nombre d’éléments de mon identité, je les assemble, je les aligne, je n’en renie aucun.”

Si nous, Marocains, faisions activement l’effort de ne renier aucune des particules élémentaires constituant notre personnalité collective, Iguiliz par exemple ne serait peut-être pas un amas de ruines déconsidérées. Et tous les petits écoliers sauraient que cette ville perchée dans les montagnes a été un des points de départ d’une glorieuse épopée marocaine dont on retrouve des traces architecturales encore aujourd’hui à Silves au Portugal et ailleurs.

Plus on lui permet d’être inclusive, plus notre matière collective gagne en densité et plus elle en sort anoblie.

L’immobilisme appauvri la matière

Fort heureusement, notre matière individuelle et collective n’est pas immuable. Elle se transforme sous l’influence d’une force provoquée par l’interaction entre les individus, les communautés et la connaissance. Cette force porte un nom : l’éducation.

Aux côtés des bibliothèques, les universités ont servi de piliers pour rendre possible le rayonnement de certaines cultures et civilisations. Si les bibliothèques ont permis de réunir la matière intellectuelle produite par les humains, les universités permettent quant à elles de mettre cette matière en mouvement par l’éducation, c’est à dire par la production de savoir et sa diffusion.

Les connaissances et le savoir produits sont mis en musique selon une certaine vision du monde propre à chaque culture et à chaque époque. Les objectifs de l’éducation dans les universités médiévales n’étaient pas les mêmes que ceux qui guident l’éducation contemporaine. Une même université, au cours de son histoire, peut évoluer dans sa conception de sa mission. L’évolution du logo de Harvard University en témoigne : dans sa première version, il comportait un message qui faisait allusion à la Vérité, au Christ et à l’Église. Aujourd’hui Harvard ayant une conception beaucoup plus ouverte et inclusive du rôle de la connaissance, le logo n’a conservé que le mot “Veritas” alors que toute allusion à la religion a été effacée. La Sorbonne a elle aussi été créée par un homme de religion nommé Robert de Sorbon, Chapelain et confesseur du Roi de France Saint-Louis, pour y enseigner la théologie. Elle est depuis le XIXème siècle le temple de la connaissance et de l’Esprit hérité des Lumières. Qu’est devenue l’université Al Quaraouiyine de Fès ?

L’éducation est une force qui engendre la conscience. Elle est un moteur de changement et elle en favorise les externalités positives. Les mouvements qui sont intervenus au sein de pays qui accordent une importance majeure à l’éducation ont plus souvent permis de réaliser des avancées positives que ceux survenus dans des pays qui n’ont pas éduqué leur peuple. Le mouvement de soulèvement populaire de mai 1968 en France a marqué la société française de son empreinte en libérant les individus. A l’inverse, les mouvements sociaux au Maroc en mars 1965 ou en Egypte en 2011 qui ont fait face à une violente répression, ont été sans effet sur l’avancement démocratique de leur nation.

Des phénomènes sociaux qui se ressemblent en apparence donnent des résultats diamétralement opposés car les réflexions individuelles et collectives qui les sous-tendent diffèrent complètement. Leurs matières se ressemblent en apparence, mais des particules élémentaires souffrant d’ignorance ont malheureusement bien peu de chances de s’articuler harmonieusement. Il leur manque ce liant essentiel qu’est l’éducation.

“Et pourtant, elle tourne !”

Pour clore mon propos, je conclurais par ce qui suit : Dans le meilleur des mondes, les lettres assemblées forment des mots. Les mots mis ensemble forment des idées et des phrases. Ces phrases articulées avec un suffisamment d’esprit forment des livres, et ces livres réunis fournissent les rayons des bibliothèques. Les bibliothèques favorisent l’apparition d’érudits, qui eux-mêmes fondent et animent des universités. Les universités mettent en musique les connaissances issues de multiples sources pour rendre le savoir intelligible et attractif pour un plus grand nombre de personnes. Ces personnes se forgent une conscience sous l’effet de l’éducation et approfondissent leur connaissance d’elles-mêmes et du monde. L’interaction de multiples consciences éduquées prémunit les peuples contre l’immobilisme de la matière intellectuelle. Cette matière pensante et en mouvement induit le changement… mais pas n’importe quel changement : le changement qui pousse vers l’avant.

D’aucuns diront que les mécanismes qui mènent au changement ne sont pas toujours aussi bien huilés, mais je leur réponds que cela vaut le coup d’y croire et d’agir pour faire tourner notre monde dans ce sens. A MAHIR Center, justement, nous y croyons et nous agissons pour que la magie de l’éducation opère.

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