GROW – Lire et traduire : à quoi ça sert ?

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«La problématique des langues représente le principal obstacle à l’amélioration de la qualité du système éducatif… Décalage persistant entre la langue d’enseignement qui est l’arabe et les langues exigées dans la vie professionnelle… Absence d’une politique linguistique nationale claire, faiblesse de maîtrise des langues, dégradation des compétences en lecture et en écriture de l’arabe et d’autres langues étrangères…». Ces propos ont été partagés dans un rapport du Conseil supérieur de l’Enseignement (CSE), en 2008. 13 ans plus tard, le constat reste le même.

Dans son article “Les populations qui ne parlent que l’arabe sont exclues du monde !”, Taha Balafrej aborde la question de l’exclusion intellectuelle et même économique qui est le résultat du problème linguistique au Maroc. Au début de l’article Taha constate que la bande dessinée “L’arabe du futur” de Riad Sattouf, qui traite de sujets liés au monde arabe et qui a été originellement écrite en français, est traduite en 23 langues mais n’est pas disponible en arabe.

La question c’est pourquoi ? Nous pouvons spéculer que la raison est purement économique et que les éditeurs peuvent estimer qu’il n’y a pas assez de lecteurs arabes pour ce contenu donc ils ne s’aventurent pas à le publier. La raison peut aussi être liée au contenu et aux sujets traités dans la bande dessinée qui présente une critique de la société arabe, de la religion, de la corruption…

Tout cela peut expliquer pourquoi la bande dessinée de Sattouf qui cartonne presque partout dans le monde n’est pas traduite en langue arabe. Mais Taha fait un autre constat : il n’y a pas beaucoup de livres traduits en arabe dans le monde. D’après l’Index Translationum, une base de données créée par l’UNESCO dans laquelle sont répertoriés tous les livres traduits dans le monde, l’arabe est classée en 29ème position avec 10 000 livres qui ont été traduits de l’anglais et du français vers l’arabe (plus de 200 millions de locuteurs). Alors qu’on trouve 9 000 livres de l’anglais vers l’hébreu (moins de 10 millions de locuteurs) et 30 000 de l’anglais vers le finnois (moins de 5 millions de locuteurs).

L’exemple de la Finlande est très pertinent puisque le système éducatif finnois est considéré comme un des meilleurs systèmes éducatifs dans le monde selon l’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves). Est-ce donc le fait qu’il y a plus de personnes instruites c’est à dire plus de lecteurs qui fait qu’un pays traduit plus que d’autres ou est-ce que c’est l’inverse ? Et si la réussite de l’éducation était le résultat de l’importance donnée au livre et à sa mise à disposition de la population finnoise dans sa langue nationale ?

L’exemple d’Israël nous montre que la volonté et le leadership politiques peuvent être considérés comme atouts pour la réussite de tous types de réforme. Les expériences menées par des figures historiques comme Ben Yehouda qui joue un rôle de premier plan dans la résurrection de l’hébreu, ou encore comme David Ben Gourion un des fondateurs et premier chef d’État d’Israël peuvent en témoigner.

Est-ce donc le manque de volonté politique chez le dirigeant arabe qui bloque la mise en œuvre d’une réforme culturelle et linguistique ?

À Bagdad, en 832, le Calif Abbasid Al Mamoun ouvre la bibliothèque personnelle de Haroun Arrachid aux savants de l’époque. Astronomes, mathématiciens, penseurs, lettrés, et traducteurs la fréquentent, et parmi eux, al-Khwarizmi, Al Jahiz et d’autres. Des traductions y sont réalisées, ce qui joue un rôle majeur dans la transmission de l’héritage et du savoir des civilisations : bien sûr grecque, perse et du Moyen-Orient, mais aussi indienne, chinoise, etc. Cet aspect fait de ces maisons un des symboles de l’âge d’or de la science arabe.

Est-ce qu’on est incapable de reprendre la même expérience aujourd’hui au Maroc?
Dans une rencontre avec des intellectuels libyens à Tripoli, le romancier marocain Tahar Ben Jelloun avait qualifié les traductions de ses œuvres en arabe comme déplorable et a même ajouté que ses écrits ont été dénaturés par les traducteurs.

Personnellement je ne peux qu’être d’accord avec l’hypothèse du manque de compétence en traduction. Ça m’est arrivé pas mal de fois de vouloir lire un roman français ou russe en arabe mais je m’aperçois que la qualité de la traduction est très médiocre, ce qui rend la compréhension plus difficile.

La maîtrise de l’arabe classique à l’oral comme à l’écrit et de plus en plus faible chez les marocains. Elle n’est plus adaptée pour le marocain qui s’exprime principalement en darija. Ce penchant de communication dans la langue courante a été repéré par les entreprises qui, depuis une vingtaine d’années, ont commencé à s’éloigner de l’arabe classique, langue constitutionnelle du pays, en adoptant l’arabe marocain, utilisé en mélange avec l’arabe standard ou avec le français (ou même l’anglais plus récemment), dans le but d’accrocher le consommateur et donc faire plus de revenus.

Alors que certains militent pour officialiser et introduire le darija marocain dans les systèmes éducatifs, d’autres voient que la solution est de suivre l’exemple des pays de l’Afrique subsaharienne et adopter définitivement le français. Entre-temps, le message de Connect Institute pour les jeunes est : maitriser les trois langues pour ne pas rester exclus du monde.

Le problème de la lecture, par contre, ne peut être résolu sans réforme linguistique réelle.
Un jour je regardais un film coréen. Le père dans le film était en train de lire un conte de fée très connu à son fils, en coréen. Ça m’a poussé à réfléchir à notre situation. Ces contes connus par tout le monde ne sont pas accessibles aux enfants marocains. Et si on les traduisait en darija ?
Ne serait-ce pas une motivation pour un enfant, de les découvrir ? De développer son imaginaire et son amour pour le livre ? Et si on décidait de créer notre propre langue, y aurait-t-il des objections pour de telles décisions ?

Bien évidemment l’apport de l’arabe littéraire à la religion fait que ce type de réforme peut rencontrer des résistances. Atatürk lui-même avait été critiqué pour sa décision de remplacer l’alphabet arabe par l’alphabet latin en Turquie. Cette décision qui a été autoritairement mise en place a donné de bons résultats dans l’alphabétisation de la population turque.

Une volonté politique et une bonne communication sur les gains de n’importe quelle décision peuvent donc mener à sa réussite. Nous avons tous vu comment le Maroc, grâce à une stratégie de communication efficace, a pu réussir et faire que les gens acceptent la normalisation avec Israël.

La langue n’est qu’un outil de communication et de transmission de savoir. Coller à une langue des étiquettes de sacralité l’étouffe et la rend fermée sur elle-même. Dans son œuvre Devenir langue dominante mondiale, un défi pour l’arabe, Mohamed Benrabah écrit : «Contrairement à l’allemand, idiome qui n’a pas de liens religieux, l’arabe reste une langue enrobée dans sa gangue religieuse qui empêche toute tentative de réforme (…) Certains parmi les plus farouches défenseurs du maintien du classique à l’école insistent sur son unicité issue du lien du Coran».

Le Marocain ne lit en moyenne que 2 minutes par an. Un pays ne peut être construit avec une population ignorante qui n’a pas de langue et qui ne valorise pas la connaissance. Les pays les plus développés sont également les pays qui donnent le plus d’importance à leur système éducatif, qui produisent et qui traduisent aussi plus d’œuvres littéraires (figures 1 et 2.)

Figure 1 : Classement des pays par PIB (2019) 

Figure 2 : Pays qui publient le plus de livres

Le constat est donc clair. Il n’y a pas de développement sans savoir, pas de savoir sans lecture et pas de lecture sans langue.

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